Course à pied & Systema

A quoi sert de courir ? Ou de discourir là-dessus ? L’idée avec cet article et son prédécesseur (La Marche en Systema) est en gros de provoquer quelques échos chez des pratiquant-es cherchant à éprouver « du systema » ou « leur systema » hors des sentiers battus. Particulièrement chez celles et ceux du club puisque c’est ce que nous avons récemment exploré, autour de la marche tractée depuis notre mystérieux ballon ascensionnel, logé sous la poitrine… Et ça pourrait être une manière enfin de prolonger les sensations et toute l’expérience gagnée lors du dernier stage dans les écrins…où il fallait absolument être..!

De l’expérience ordinaire de la course, on conservera au moins cette idée d’une mise à l’épreuve : on court toujours (à l’entraînement) pour se tester un peu, se faire plus ou moins mal et ainsi nous aguerrir. Sinon marcher ou conduire reste évidemment moins fatigant et moins traumatisant.

Dans la continuité donc de tous nos jeux sur la cage thoracique (pour pouvoir libérer nos jambes sous la colonne érigée et engager le mouvement depuis le regard et l’ouverture de la cage), courir donne des sensations immédiates : est-ce qu’on pioche ? Est-ce qu’on s’affaisse ? Est ce qu’on s’arrache de la pesanteur à chaque appui ? La course suspendue ne donne pas forcément l’impression de survoler toutes les difficultés et toutes les douleurs mais elle nous permet parfois de toucher une sorte d’allant bien particulier, ou de monter une côte raide avec un peu moins de plomb dans les jambes ou le moral.

Qu’on s’entende bien à nouveau : évidemment les muscles des jambes travaillent, évidemment qu’elles nous portent et nous projettent dans l’espace mais on parle ici d’exercices de visualisation in situ, et dans le dur. Est ce qu’on peut par là vivre différemment, et activer autrement notre corps, dans un effort physique (un peu) intense ?

Sinon, pour un peu moins radoter, la course-systema présente des manières bien spécifiques de varier ou de produire des allures différentes. Plutôt que de gérer les efforts en cadence ou par des jeux un peu trop mécaniques entre rythme respiratoire et fréquence/amplitude/intensité de la foulée (1-2-pfff-1-2-pfff), accélérer ou amplifier la course peut s’éprouver en libérant les articulations (détendre le pied et la cheville, engager le genou, libérer la hanche). Courir plus vite en relâchant les jambes ? Pour un certain nombre de nos instructeurs chevronnés c’est en tout cas une des clés pour passer de la marche à la course sans être trop décelable. Et ça doit bien pouvoir se placer dans un footing…

Courir constitue également une épreuve pour « désynchroniser » les respirations forcées et l’effort (afin évidemment de mieux sentir in fine comment la respiration peut effectivement, de l’intérieur et sans stress excessif, guider ou emplir le mouvement). Jusqu’à quelle vitesse je peux courir en maintenant une respiration assez calme et profonde ? Comment éviter que la respi ne se réduise peu à peu à un halètement thoracique, à mesure que les tensions montent depuis les jambes jusqu’à la zone abdominale ? Comment faire voyager cette respiration pour détendre toutes les parties qui à force de cahots finissent par se crisper (sans parler des mollets il y a donc toute la ceinture abdominale… et les épaules ? La nuque ? Le regard ? Etc.)… Si on en revient à notre fameux ballon, comment faire en sorte de ne pas s’affaisser à chaque expire ? Où guider cette expire pour ne pas se vider et perdre à la fois notre structure et notre allant ? Expirer donc à l’intérieur du ballon pour le maintenir (et c’est un vieux principe des arts martiaux : expirer en interne pour maintenir voire augmenter notre densité, ici notre faculté à fendre l’air sans trop nous éparpiller, en restant compact, etc.). Expirer par le dos façon turbine d’avion (inspiration sous le sternum me grandit, expire par le dos me projette) ; expirer dans les jambes pour calmer le feu ou dénouer les raideurs…

Inspirer et expirer aux alentours. Inhaler les différences de températures, de pression depuis le relief et la végétation environnante, expirer pour se fondre dans le décor. Sentir les présences et les attentions environnantes par la respi ; ça sonne encore comme un truc fumeux d’agents soviétiques en goguette mais ça peut aussi, et de manière plus intéressante à nos yeux, croiser les pistes et les recherches de nos amis habitués à « se perdre aux alentours » ou « s’enforester » façon « getting lost »… Et puis courir avec des fantômes et des animaux imaginaires c’est toujours mieux qu’un « exercice physique pratiqué une fois par jour pour une heure et à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec des personnes »…

Bon avec ces histoires d’animaux imaginaires on comprend qu’on a commencé à entrer dans le rouge et à mettre à l’épreuve notre lucidité. L’oxygénation au cerveau devenant un peu plus aléatoire qu’est ce qu’on capte encore de notre environnement ? Là la course en terrain « compliqué » prend toute sa saveur : il s’agit de voir comment on s’arrange du cercle vicieux peu de visibilité (si on court la nuit ou en forêt par exemple) donc stress par le regardterrain accidenté donc stress dans les appuisdonc stress respiratoire qui retend tout le bazar… C’est le moment où expérimenter aussi avec le plus d’acuité toutes les petites ruses du corps pour se défiler (« non là vraiment mon genoux me fait VRAIMENT mal », ou quand on se met à rêvasser pour lâcher le tempo qu’on s’était donné, etc.). Et en laissant venir les choses plus tranquillement, passer ces caps on dérive vers de petites transes mobiles. États de conscience modifiés par cette activité simple en apparence mais au final riche en petites expérimentations.

Quitte à faire mentir une ou deux tortues et les adages ordinaires, des fois courir ça peut servir…

Marche & Systema

 

Viennent les premiers pas. On s’accroche à tout ce qui traîne, on trébuche, on se vautre régulièrement. Les années passent, en quelques aléas suit l’entraînement en systema. Et le travail autour de la marche, sans concession, nous fait l’effet alors d’un long flash back, ça nous ramène à ces premières claudications. La marche, mouvement déroutant, faussement naturel et pétri de blocages, de déséquilibres et de tricheries. Ces premiers examens nous rappellent comment on trébuche, on chute inlassablement.

Encore plus déprimant si on met en rapport la marche et la respiration (les puristes auront reconnu le paradigme classique de la marche afghane) : caler quelques pas sur l’inspire, l’expire, sur les temps suspendus à plein ou à vide… Si le terrain devient accidenté les dérèglements ne pardonnent plus : l’exercice peut paraître simple mais la moindre pente ou la moindre contrainte thoracique se transforment en reliefs et en frustrations indépassables.

Marcher : travail de mobilité externe et interne. Libérer la marche dans le confort respiratoire coïncide avec ces petits moments de grâce : quand on peut partir dans n’importe quelle direction depuis n’importe quelle partie du corps, « à n’importe quel moment du film » (réorienter depuis un genoux, le pied ou la hanche, en levant un coude ou un talon, tourner avec le regard, en tendant l’oreille).

Un prérequis important (et un classique du systéma) : la structure. Tenir debout, érigés depuis le sommet du crâne, la colonne pleine, énergique, et une sorte de ballon ascensionnel logé sous le sternum, au cœur de la cage thoracique, nous tracte (sans nous cambrer) _ prestance du danseur ou de la danseuse étoile. Le combat contre la gravité est presque déjà gagné : si on est tiré par le plexus et soulevé du sol par le dynamisme de la cage les jambes n’ont plus qu’à déployer la marche sous cette trajectoire flottante, sans tensions excessives.

Quand on assiste, ou qu’on expérimente en partie cette marche suspendue, revient en écho l’anecdote du baron de Munchaüsen (cavalier fantasque qui d’après la légende s’extirpa un jour d’un marécage en tirant la queue de son cheval, mais juché sur sa propre selle – n’essayez pas dans votre piscine : c’est impossible). « Marcher non pas depuis les jambes mais en étant tracté par le plexus » relève aussi de l’illusion, une efficace illusion de légèreté : ses effets sont bien réels ; porté par cette sensation et l’ouverture de la cage on ne s’écroule pas à chaque pas, ou on ne doit pas arracher tout son poids à chaque pas.

Donc les déplacements sont moins marqués, les directions et mêmes les allures se révèlent moins lisibles – difficile de cadrer ce genre de mobilité. C’est ce qui fait en partie la spécificité des déplacements martiaux « en » systéma : une marche libre, sous ses hanches et sa colonne, sous son centre, en détendant particulièrement la plante des pieds, dos ouvert pour embrasser l’espace et tout ce qui peut inspirer… En conservant les hanches libres on est peu impacté par les chocs qui sont transformés en simples péripéties (occasions de redirections). Comme si, même pris sous un déluge de coups, on pouvait à chaque pas partir dans les six directions (avant arrière gauche droite en haut en bas) : chaque espace, chaque seconde est une intersection jamais une dégringolade ou un tunnel.

Marcher bouger respirer.